De l’intentionnalité
Cette expression, plus exactement ce concept philosophique m’est venu à l’esprit en contemplant ce tableau du Douanier Rousseau …

Mais revenons un peu en arrière.
Le 26 août dernier je visitais le Musée d’art moderne de New York, le célèbre MoMA. Visiter n’est pas le mot approprié car il rend mal compte de ma façon de visiter un musée.
Elle est en effet un peu particulière. Je n’ai passé que trois heures d’horloge dans ce lieu fascinant mais j’en suis ressorti avec environ quatre-vingt dix clichés en haute définition. La politique du MoMA en terme de photographie étant très libérale, je n’ai pas eu à ruser avec les gardiens comme ce fut le cas par exemple au Musée du Prado pour photographier quelques Gréco.
Dans la page de mon blog dédié à cette visite j’ai décrit l’émotion que j’ai ressentie à la vue de ces chefs d’œuvres. Aussi, je ne m’y attarderai pas.
Je préfère préciser mon modus operandi.
Quand je parcours les salles d’un musée, je suis dans la peau d’un documentariste. Les tableaux sont photographiés un par un en prenant soin de cadrer la toile d’assez près, en tenant le boitier bien horizontal pour éviter les distorsions de l’image. Pour la mise au point et le temps de pose, le Canon s’en charge. Parfois, pour une œuvre peu connue, je prends une photo du carton qui l’accompagne afin d’attribuer correctement le titre et le nom de l’artiste.
Mon but est simple : engranger une collection de chefs d’œuvres que je pourrai scruter à loisir dans le calme et des conditions d’éclairage que ces lieux n’offrent généralement pas.
Autre argument justifiant ce choix : la fatigue. Visiter un musée est très éprouvant. En évitant de longues stations devant chaque tableau, j’économise autant mes forces ; ce qui me permit de visiter pratiquement toutes les salles de l’immense MoMA.
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Mais qu’en est-il de l’intentionnalité dans ce tableau du Douanier Rousseau ?
C’est en traitant le cliché sous Photoshop que j’ai réellement vu les détails de la peinture. Oui, l’utilisation de Photoshop est nécessaire car le cliché brut, pris dans ces conditions de lumière difficiles, est « plat ». C’est un patient travail sur les paramètres de l’image numérique qui confère l’éclat, le contraste, la luminosité d’une toile examinée sous un bon éclairage.
La même image, avant et après traitement sous Photoshop.
C’est alors que l’on peut apprécier les subtilités de la facture. Pour être tout à fait précis, je n’ai pas les exigences d’un conservateur ou d’un expert qui réclament un équilibrage scrupuleux des couleurs. Pour ma part, je me fie à mon œil, à ce qui semble correspondre le mieux à la tonalité générale de l’œuvre. Mais, ce faisant, des différences colorimétriques peuvent apparaître, inadmissibles pour les experts. N’ayant pas ces contraintes je me suis donc plongé avec délices dans la contemplation de cette œuvre d’un onirisme débridé.
Le Douanier Rousseau, de la grand famille des Peintres « Naïfs »
Henri Rousseau (1844-1910), dit Le Douanier du fait de son emploi dans un octroi, fut qualifié, avec beaucoup de condescendance*, de peintre Naïf par la critique académique de l’époque. Surréaliste avant l’heure, il eut pour amis, Picasso, Apollinaire, Jarry, Breton, de Gourmont …
Cette œuvre appartient à la série de « jungles » qu’il peindra toute sa vie. Le Rêve est l’une des dernières. Le tableau est d’assez grandes dimensions, environ trois mètres sur deux.
Henri Rousseau fait fi de la perspective et du grand art pictural des « raccourcis ». Il pose ses couleurs une à une en a-plats, comme pour une sérigraphie ou un papier peint. C’est un coloriste. Si son trait est précis, c’est sa palette qui distingue son style entre mille. Elle est d’une étonnante richesse. Dans Le Rêve, selon les spécialistes, on dénombre au moins vingt nuances de vert, ce qui est considérable.
Tout cet univers luxuriant et foisonnant d’animaux dissimulés dans les hautes herbes et les arbres de la forêt, est le fruit de son imagination, nourrie par ses visites assidues du Jardin d’acclimation et des serres du muséum d’Histoire Naturelle ! Car Henri Rousseau n’a jamais quitté Paris !
De l’intentionnalité

C’est en observant les yeux de ce tigre, au regard si étrangement humain, émergeant des fougères, que je me suis posé cette question : mais quelle était l’intention d’Henri Rousseau en peignant son tableau, que voulait-il nous dire ? Et plus généralement, pourquoi un peintre peint, un compositeur compose, un sculpteur sculpte …
Arrêtons nous sur ce regard. Il nous fixe, il nous questionne, il apparaît plus curieux de l’étrange bipède qui le regarde que prêt à bondir pour le dévorer. Et la lionne, juste derrière, avec ses yeux tout ronds ?
N’y a-t-il pas quelque part un affaire de don ? Au-delà de la quête de notoriété ou tout simplement du besoin de gagner sa vie, l’artiste et surtout Henri Rousseau, n’est-il pas dans la démarche du don ? Il nous « donne » à voir ce que lui même désirait si ardemment voir ou posséder … Des paysages luxuriants, des femmes lascives …
Cette femme nue, allongée sur un canapé de lupanar, au milieu de la jungle, comment l’interpréter ? Elle semble flotter sur un océan végétal. Observons son regard. Il pointe vers un sujet énigmatique, presque au centre du tableau. Un homme à la peau très sombre, ceint d’une pagne bariolé et jouant d’une sorte de flûte.
Que désigne-t-elle de sa main gauche ? Le régime de banane tout à fait à droite du tableau ? L’état de nature avant la chute d’Adam et Eve ? Tout y est représenté dans ce tableau, les fruits, les oiseaux, les sons harmonieux de la flûte, l’innocence de la nudité …
Rémy de Gourmont, dans une critique écrite peu de temps avant la mort de Rousseau, en septembre 1910, à 66 ans, à l’hôpital Necker, livre quelques clefs :
« Le plus caractéristique, sinon le plus beau, de ces tableaux, dont nous donnons ici une brève analyse, est celui que l’artiste a exposé l’an passé (1909) à la société des Indépendants dont il faisait partie, je crois, depuis sa fondation.
Il s’appelait : le Rêve d’Yadwiglia.
Yadwiglia dans un beau rêve
S’étant endormie doucement
Entendait les sons d’une musette
Dont jouait un charmeur bien pensant.
Pendant que la lune reflète
Sur les fleurs, les arbres verdoyants,
Les fauves serpents prêtent l’oreille
Aux airs gais de l’instrument.
Ces vers, écrits par l’auteur sur une pancarte couleur d’or placée sur le cadre, devaient servir, selon lui, d’explication. »
On sait depuis que Yadwiglia fut une amie polonaise du peintre dans sa jeunesse.
Un titre ambigüe
Henri Rousseau ne soupçonnait probablement pas toute l’ambiguïté de son titre.
Un rêve, c’est à la fois un état de conscience propre au sommeil mais aussi l’essence d’un projet : « caresser un rêve » …
Malgré ces précisions, et bien que sa toile soit très réaliste, Henri Rousseau ne décrit pas une réalité. Comme le titre de l’œuvre l’indique, il nous offre du rêve …
N’est-ce pas l’essence même du don ? Issu d’un milieu très modeste, ayant lui-même vécu un existence étriquée, il sait de quels rêves sont peuplées les vies de ses semblables. Employé à l’octroi de Paris … Imaginez les heures d’ennui et de vacuité qu’il a du vivre … Ses tableaux sont comme des billets d’avions virtuels qu’il offre à ses semblables pour s’échapper de leurs mornes existences.
Sa toile exprime bien les deux acceptions. C’est à la fois, comme dans le sommeil, une situation fort improbable avec une multitude de personnages qui auraient peu de chance de se côtoyer dans le monde réel et un rêve de volupté puérile où tout vous est offert sans mesure ni retenue.
Mais cela n’est pas pour nous étonner. Nous savons bien que la création n’est pas seulement intentionnalité. Elle est aussi projection ; projection d’une part non maîtrisée de notre raison, que certains appellent « inconscient ».
Pour Rousseau, peindre, c’est réaliser ses fantasmes, c’es offrir à ses semblables de partager le même espace de rêves.
De l’intentionnalité à la motivation
Au-delà de l’intentionnalité, concept éthéré, cher aux phénoménologues, se trouve la motivation, de nature plus psychologique.
Convenons que l’intention est plus subjective, plus intellectuelle, plus platonicienne que la motivation, plus liée à un effet tangible. Avec la motivation, on redevient plus terre à terre …
Au MoMA, les Demoiselles d’Avignon de Picasso et le Rêve du Douanier Rousseau sont abrités sous le même toit. Il est donc naturel de les comparer du point de vue de l’intention et plus précisément de la motivation.
Avec cette grille de lecture, la motivation des Demoiselles est limpide : marquer une rupture dans la peinture, faire bouger les lignes, se poser comme le chef de file d’une nouvelle école …
De ce point de vue, rien de tout ça dans l’œuvre du douanier … De la bonté, de l’altruisme, simplement le plaisir d’offrir, de donner à ceux qui sont privés de rêves, d’exotisme, …
La peinture d’un doux, d’un modeste, d’un sans grade …
A ce tire, le Douanier Rousseau serait donc l’anti Picasso …
JPBM
Janvier 2016
- Après sa mort, Apollinaire écrivit de lui :
« Peu d’artistes ont été plus moqués durant leur vie que le Douanier, et peu d’hommes opposèrent un front plus calme aux railleries, aux grossièretés dont on l’abreuvait. »
Une réflexion sur “De l’intentionnalité dans « Le Rêve » du Douanier Rousseau.”